La peur du sacré




Comme Violeta Parra[1] l’exprime si bien dans le vers « Ressentir de nouveau, intensément, comme un enfant face à Dieu [2] », le sacré est cette émotion qui nous étreint quand, devant la beauté, nous sentons soudain que nous faisons partie d’un tout qui nous englobe et nous transcende et que nous pressentons, en un éclair, les lois qui régissent la  vie.  Le mot anglais awe condense en trois lettres à la fois l’étonnement et le tressaillement éprouvés en présence d’un mystère que nous ne pouvons expliquer et devons accepter en tant que tel.

Il y a quelque chose de «sacré» dans les trois métiers que j’exerce : écrivain, enseignant et thérapeute. Sacré, non pas au sens qu’ils seraient liés à une religion quelle qu’elle soit, ni qu’il serait supérieur de les pratiquer. Sacré parce que chacun d’eux, à sa manière, recèle une valeur non quantifiable : la présence humaine comme un mystère irremplaçable. Dans les trois cas, c’est la personne, elle et pas une autre, qui est là et s’exprime pour dire ce qu’elle a à dire.  

Cette affirmation semble peut-être plus évidente quand on parle de l’écriture. Généralement on s’accorde à dire que la parole poétique révèle une voix unique qui résonne dans l’âme de chaque lecteur en particulier.

Dans une classe pourtant - bien que certains prétendent le contraire - l’enseignant, là devant son groupe, lui et pas un autre, et encore moins un ordinateur, imprègne de sa présence le style de communication et d’apprentissage inculqués à ses étudiants et ces derniers, par leur simple présence, colorent eux aussi la construction collective qu’est l’enseignement.  Ainsi, comme les voix des écrivains et de leurs lecteurs  tissent des trames,  les échanges apparemment banals survenant en classe construisent des réseaux qui nous soutiennent.

Dans la thérapie, par contre, un être s’exprime en présence d’un autre qui écoute avec une extrême attention cette âme qui se raconte petit à petit. La présence discrète, ou pas, de cet autre, et pas de n’importe quel autre, et encore moins d’un mur, valide progressivement son expérience unique et lui donne peut-être un sens.

Dans ces trois métiers que j’exerce, un peu comme si j’étais la Sainte Trinité, trois personnes en une  - et je crois que mes propos pourraient s’étendre à nombre de professions que je n‘ai pas pratiquées  et par conséquent ne connais pas bien -, la présence humaine est irremplaçable. Autrement dit, c’est avec cette personne unique, elle et pas une autre, ce poète, et pas un autre, cette enseignante, et pas une autre, et ce thérapeute, et pas n’importe lequel, que je faufile, couds, raccommode, tricote ou détricote quelque chose qui nous embrasse tous les deux, ou tous les trois, ou peu importe le nombre. Pour cette raison, cela ne revient pas au même de lire une autre écrivaine, d’avoir un autre professeur, ou de raconter ses choses à une autre thérapeute.

En fait, cela ne me surprend guère que, les puissants du jour, effrayés comme ils le sont par tout ce qui n’est pas quantifiable ou contrôlable, s’en prennent dès lors aux artistes, aux poètes, aux intellectuels, aux enseignants et aux thérapeutes. Il s’agit pour eux de ne publier que ce qui se vend et rapporte des bénéfices à des intermédiaires qui n’ont pas écrit une seule ligne. De produire une énorme quantité de formulaires à compléter qui attesteront chaque tâche et chaque note attribuées aux participants d’un cours. D’empêcher des personnes qui ne seraient pas convaincues que leurs patients soient  des « malades » ni sûres de pouvoir soigner leur folie, d’exercer comme thérapeutes. Mais comment mesurer telle parole ou telle inflexion de la voix qui nous a fait comprendre quelque chose d’essentiel, comment lui attribuer une note ou fixer son prix ?

Mais encore ... Pour ces managers  - administrateurs, comptables, informaticiens - qui nous gouvernent, le sacré n’existe pas. Ou, s’il existe, c’est un truc bizarre ou magique qui ne leur est jamais arrivé et dont il ne faut tenir compte par conséquent dans aucun calcul. Des balivernes, des histoires pour enfants balayées d’un revers de la main… Ils s’occupent de choses sérieuses, eux, de choses importantes. Ils n’ont pas de temps à perdre, eux, avec ce genre de sottises ! Et comme nous avons laissé faire et permis que ce soient eux qui nous dominent, les décisions qu’ils prennent vont toujours dans le même sens, ou plutôt dans le même non-sens. Une direction qui présuppose que la vie humaine n’est pas meilleure qu’une machine, qu’on peut tous nous remplacer et que jouer et s’amuser, c’est bon pour les enfants, mais pas pour des hommes sérieux, accablés de travail comme eux.

Je crois que, dans le fond, ils ont peur de nous, de nous qui savons découvrir le sacré dans chaque personne. Et c’est pourquoi ils se méfient de nous comme de la peste et veulent nous tenir en respect à force de bureaucratie et de coupes budgétaires.

Moi, je leur réponds: « À bas les  technocrates rétrogrades ! L’imagination au pouvoir ! »

Traduction : Anne Casterman


[1] Chanteuse engagée chilienne. (N.d.T)
[2] Traduction libre, vers extrait de la chanson : Volver a los diecisiete. (N.d.T)

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