Tu seras invisible



Tu seras invisible. Tu te glisseras sous des tables, des lits, des tapis. Pour que tes pas ne soient pas entendus, tu marcheras sur la pointe des pieds. Et tu te déplaceras le dos collé aux murs ou tu feras ton domicile dans les coins, en t'efforçant toujours d'occuper le plus petit espace possible car il ne s'agirait pas que ta présence dérange qui que ce soit ! Le prix à payer pour désobéir à cette mission, pour te montrer en pleine lumière et telle que tu es, avec tes gestes maladroits et tes mots inappropriés, sera très élevée : ce sera la honte ! Chaque fois que tu mentionneras ce que tu ressens, tu pourras constater que cela ne correspond pas aux sentiments des autres, et un sentiment d'humiliation et de chagrin t'envahira, tu voudras que le sol te ravales, tu désireras disparaître de la face du monde, cesser d'exister. 
Mais comment se débarrasser de son propre corps sans se suicider (car cela non plus n'apparaît dans tes injonctions): c'est une tâche cyclopéenne... et ce que tu feras, alors, ce sera t'en aller loin, le plus loin possible, de l'autre côté de l'océan parce que, là-bas, ceux qui t'ont connue ne te verrons plus. Personne ne t'a cependant expliqué quoi faire quand, établie dans ce nouvel endroit, tu connaîtras d'autres personnes devant lesquelles tu devras également passer inaperçue. Comment rester invisible aux yeux de ceux qui te voient quotidiennement ? En recherchant peut-être des métiers ou des statuts dans lesquels l'invisibilité est une condition sine qua non ou, tout au moins, une qualité ? En cela, reconnais-le, tu es une spécialiste. Tu ne vas pas commencer maintenant à énumérer, au risque qu'ils croient que tu fais ta victime, les différentes occupations exercées qui attestent de tes efforts à vouloir rester invisible mais, si tu avais voulu le faire exprès, tu n'y aurais pas mieux réussi... 
Et ce que personne n'a pris en compte non plus - je veux dire, aucun des ancêtres qui se promènent dans mes veines et qui sont censés œuvrer à la réalisation d'un bien qui dépasse ma compréhension - c'est la souffrance qui signifiait perdre cette coexistence avec les êtres que je connaissais le mieux et que, sans le savoir, j'aimais le plus. L'injonction de «m'éloigner comme synonyme de cesser d'être visible» était plus forte que tout sentiment personnel. 
Cependant, il y a certains avantages à être invisible. Comme certains papillons, grenouilles et poissons, et pour la tranquillité d'esprit de ma mère qui voyait partout des mâchoires prêtes à me dévorer, passer inaperçue - que mes formes et mes couleurs ne soient pas vues - m'a protégée des prédateurs et des envieux. Une chance, diront certains. N'en croyez rien, clarifierais-je. Parce que l'invisibilité n'était pas facultative selon qui était devant mais permanente et homogène, ainsi ce n'étaient pas seulement les fauves qui ne me voyaient pas: les autres non plus. 
Il y en a eu, bien sûr, qui ont franchi la barrière, et sont venus à moi. Il y a eu qui a su me voir malgré mes efforts. Des êtres dont la présence a réussi à traverser l'écran de fumée ou la bulle qui m'entourait, et qui m'ont émue. Il y en a eu. 
Bien que, d'autres fois, des mécanismes furent activés pour me faire disparaître comme par magie : ne pas être là tout en y étant, être débranchée du paysage, être ailleurs... Ce que beaucoup atteignent avec des drogues, je l'obtenais avec le contrôle exclusif de l'esprit... Me connecter dans une autre dimension, me croyant invisible parce que je m'étais débranchée de cette réalité intolérable. Toute ma vie, j'ai essayé de passer inaperçue, de m'abstraire pour ne pas gêner. Mais loin de me récompenser pour avoir suivi l'injonction à la lettre, mes chers ancêtres n'ont fait qu'insister. Efface-toi, disparais : tu ne vois pas qu'il n'y a pas de place pour toi ici, bébé ? Je suppose que c'était le but ultime, la conséquence inévitable d'être née alors que je ne devais pas. L'enfant mal née, qu'elle disparaisse, au mieux : il n'y a pas de place pour elle dans la famille. Et par, voie de conséquence, nulle part au monde, non plus. 

Ma mère dirait que je dramatise et peut-être aurait-elle raison. Cela fait très dramatique que de dire qu'on n'a pas le droit d'exister. Et aux oreilles d'une mère qui t'a aimée, cela doit être épouvantable à entendre.  Je sais que tu m'as aimée, maman. Mais c'est pour cela justement que je ne comprends pas pourquoi tu ne m'as jamais dit la vérité.  Je ne fais pas mon cinéma. Celle qui a fait son cinéma, c'est la Irmet et tu l'as cautionnée. 
C'est très difficile de comprendre ce que l'on veut de toi quand on te demande à la fois de ne pas prendre de place et de briller, quand on te demande de disparaître mais aussi de rester.
Et voilà je la découvre la seconde mission : tu auras le don d'ubiquité.

Extrait de "Maintenant c'est moi qui parle" traduit de l'espagnol par Victor Khagan et Sabine Bougeois

Commentaires

  1. Ce "maintenant, c'est moi qui parle" me plaît beaucoup et je te félicite. Envoyer une fille, un fils, se taire - pas un instant mais pour toujours - est un despotisme voyou qui ruine leur psyché. Nous vivons de nos émotions et celles-ci doivent pouvoir s'exprimer pour vivre, elles et nous. Vivre son enfance, son adolescence, en étant réduitEs au silence, c'est comme interdire à une plante d'avoir des fleurs, de se développer, de s'affirmer. Comment se résigner à n'être qu'une ombre ? Nous serions alors invalides et resterions définitivement invalides. Nous acceptons l'injonction du fait que ces géniteurs nous ont enseignés que les enfants vivent sous les commandements. Mais, un jour, par des comparaisons et des découvertes, nous savons que c'est de la dictature et de l'abus de pouvoir, pas un amour digne de parents, et nous nous rebellons et nous révélons... Mais, bien sûr, le normal, c'est de commencer tôt à apprendre comment savoir s'exprimer : alors devoir attendre d'être adultes pour tout apprendre, c'est une tâche désespérée. Que personne ne nous enferme jamais! ...

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