Olmo

Arturo Illia
Synchronicité

Arturo Illia, le président démocratique de la République Argentine de 1963 à 1966, renversé par un coup d’État le 28 juin de ladite année, est mon arrière grand-oncle.

Bien que je sois fière d’appartenir à la même famille que lui, je dois avouer que je l’ai à peine connu et ce n’est pas non plus quelqu’un à qui je pense tous les jours.

Or, il y a quelques années, lors d’un voyage dans la région du lac de Côme, en Italie, d’où la famille Illia était originaire, je me suis souvenue d’une histoire qu’on racontait quand j’étais enfant : celle de la disparition d’un demi-frère d’Arturo, enlevé, disait-on, par des gitans.

Voir de mes propres yeux le paysage où cet évènement avait eu lieu, m’a inspirée pour écrire un conte que j’ai intitulé Olmo. Faute de revues ou de maisons d’éditions intéressées, le conte est resté inédit jusqu’à présent.
Aujourd’hui, alors que je reçois un message de M. Manitta, de l’Accademia Il Convivio de Sicile, où il me dit qu’Olmo apparaîtra, traduit en italien, dans le prochain numéro de leur revue, je me dis, à la lecture de son courrier, que la boucle est bouclée.

Moyennant plus d’un siècle et de deux traversées de l’Atlantique, une histoire survenue en Italie va paraître dans une revue italienne. N’est-elle pas belle, la vie qui paraphe un chapitre d’un aussi beau trait ?

Mais, au cas où je ne me serais pas rendu compte du cercle parfaitement dessiné, ce matin en me levant, je trouve sur mon téléphone  - et qui sait pourquoi juste maintenant ? -  envoyée par mon frère, une interview faite il y a dix ans à Emma, la fille d’Arturo.

Une chose qu’elle y dit à propos de son père, de son caractère énigmatique et difficile à cerner, fait écho à une phrase de mon récit:  Dans quelle mesure l'enfance de cet homme d'État a-t-elle été marquée par ce qui est ici conté ?  C’est une question qui reste en suspens, présentée aux yeux du lecteur, sans que personne ait pu jamais enquêter sur les sentiments de cet homme. Je ne pouvais pas le savoir quand je l’ai écrite. Or la pensée de sa fille et ces paroles semblent danser en équilibre sur une corde raide, comme les funambules.

OLMO

   Il s'appelait Olmo, comme l'arbre, mais il avait les cheveux roux comme la couleur de la terre avec laquelle on cuisait les briques. La mère avait insisté sur ce prénom dans son dernier souffle, peut-être comme un aveu déguisé qu'ils n'étaient ni lui ni son jumeau les enfants du père mais d'un homme avec un regard en colère et des cheveux couleur de feu, qui avait traversé la ville peu de temps auparavant. On les avait vus plus d'une fois alors qu'ils bavardaient près du lac, sous les ormes. 

   Mais qui sait jamais...  Son frère qui est né le premier et qui fut dénommé Pietro, comme le mari de la femme, était brun comme presque toute la branche paternelle. 

   Olmo avait pris du retard : il n'était apparu que plusieurs heures plus tard, quand on attendait seulement que la délivrance du placenta, pour l'utérus épuisé. La mère tendit la main pour embrasser la tête humide et ébouriffée, et elle expira en souriant, avec l'enfant dans ses bras. 

   Il était courant à cette époque, et plus encore dans ces villages perdus dans les montagnes, que les femmes meurent en couches, et personne ne voyait mal qu'un veuf puisse contracter très vite un deuxième mariage. D'autant que la nouvelle épouse s'occuperait des petits orphelins. 

   Quand les jumeaux n'eurent pas encore un an et que le deuil avait fait taire (au moins en surface) les ragots sur leur paternité, Pietro a épousé une jeune femme énergique, originaire de la même ville, qui a adopté et pris soin des enfants comme s'ils étaient les siens. 

   Dans les années qui ont suivi, Pietro et Ana, le nom de cette jeune femme, ont eu une douzaine d'autres enfants dont l'un est devenu un homme d’État très apprécié dans un pays de l'autre côté de la mer. Dans quelle mesure l'enfance de cet homme politique a-t-elle été marquée par ce qui est ici conté, est une question qui reste en suspens, présentée aux yeux du lecteur, sans que personne n'ait pu jamais enquêter sur les sentiments de cet homme, concernant cet épisode.

   Mais continuons notre histoire.

   La belle-mère, entre les deux jumeaux, préférait Pietro qui, comme elle, avait les pieds sur terre et faisait ce qu'on lui disait. Olmo était juste son contraire. Dès qu'elle avait le dos tourné, il lui échappait. Il grimpait aux arbres ou sur le toit. Il se cachait sous les lits ou dans les placards. Parfois, il allait même jusqu'au lac ou il escaladait la montagne... Il n'y avait pas de semaine qu'ils n'aient eu à passer une après-midi au minimum, à le chercher. Et, chaque fois que, découragés ou résignés, ils abandonnaient enfin, ils voyaient la tête d'Olmo, tignasse rousse échevelée suivie de près du corps agile et mince, surgir de l'eau ou d'entre les arbustes ou au milieu des rebuts qu'ils gardaient dans la pièce du fond.

   Si les plus jeunes s'amusaient de ces recherches, il n'en était pas de même pour le père ni pour Ana qui finissait par se fâcher et punir. «Aujourd'hui, pas de pitance», le menaçait-elle, et le garçon la regardait avec ces grands yeux rêveurs qu'il avait hérités de sa mère, sans broncher. "D'accord !" acceptait-il. Et il allait s'asseoir sur une pierre au bord du lac et il restait un moment à contempler une région imprécise de l'azur, avec une telle concentration qu'il semblait mémoriser  tout ce qu'il voyait.

   Ana était désarmée. Les raisons pour lesquelles elle aurait voulu le tuer étaient les mêmes qui, en lui, la fascinaient. Et pas seulement elle.  Car Olmo était d'une beauté sauvage. D'un côté, il semblait toujours être ailleurs, très loin. De l'autre, il était au centre de tout ce qu’il se passait. Il émanait de lui une aura dont il était à peine conscient et qui exerçait une sorte de sortilège sur son entourage.

   Quand il rentrait de sa pierre au bord du lac, il promettait de ne plus jamais s'enfuir. Il le disait honnêtement, avec la ferme intention de se corriger. Mais c'était plus fort que lui. Dès qu'un jour ou deux s'étaient écoulés, il oubliait et, à nouveau, toute la famille était là à le chercher et lui à les épier depuis sa cachette impensable, riant de son espièglerie, prenant plaisir à contempler la vie se faire sans lui, pour un instant.  Comme si cette liberté d'apparaître et de disparaître à volonté était ce qu'il y avait de plus précieux pour lui : une liberté plus énorme que tout l'oxygène que ses poumons pouvaient contenir.

   Le jour où les jumeaux ont eu dix ans, la famille a organisé une fête en célébration et a fait venir le seul photographe des environs pour immortaliser l'occasion. L'homme leur a demandé de poser sous l'orme dans la cour : les héros du jour debout au centre, encadrés par les parents et entourés des plus jeunes. 

   L'homme d’État conservait cette photo. Je me souviens l'avoir vue chez lui un jour, après sa mort. Olmo, beaucoup plus grand que Pietro, a le bras posé sur ses épaules et sourit à l'objectif. Pietro, les cheveux courts plaqués avec de l'eau, semble mal à l'aise dans ses vêtements de fête. Olmo, au contraire, a retiré sa veste, les pans de sa chemise  sortis du pantalon et les cheveux hirsutes comme s'il avait nagé dans le lac et que sa tignasse ait séché à l'air sans avoir été peignée. La petite fille que j'étais alors le regardait fascinée. Le photographe avait réussi à capter, dans l'attitude et dans la brillance du regard, un charisme qui persistait malgré les près de quatre-vingts ans écoulés. Quelqu'un m'avait dit que le bébé qu'Ana tenait sur la photo était mon oncle, le futur homme d’État. Mais il avait tort car il n'était pas né, à l'époque. De toute façon, je ne lui prêtai guère attention. Je ne pouvais cesser de contempler Olmo. Bien que personne ne m'avait encore raconté son histoire.

   Apparemment, c'est arrivé quelques jours après cette photo. C'est curieux parce que, maintenant que l'image et le récit se chevauchent dans ma mémoire, j'ai l'impression d'avoir vu un signe d'anticipation dans un rayon oblique qui passait à travers les feuilles de l'arbre et jusqu'au front et sur la crinière en désordre. Mais on sait déjà que qui détecte quelque chose ne peut plus, qu'il le veuille ou non, revenir à l'état d'ignorance antérieure et ce qui a été appris, teinte de manière indélébile les vieilles histoires et les réinterprète.

   Le fait est donc que, lors d'une sieste d'août, le village était en somnolence généralisée de par la chaleur. Et, malgré les promesses répétées faites au père et à la belle-mère, Olmo s'est alors à nouveau enfui. Il se glissa comme un lézard ou comme un renard, par la porte de la chambre, et il s'en fut. 

   Lorsque les adultes et les enfants se sont levés, au bout de leur sieste, et qu'ils ont vu qu'Olmo n'était plus là, une fois encore, ses jeunes frères ont commencé à le chercher, dans un esprit festif, et Ana qui était tellement en colère,  ne voulut pas faire le moindre effort. Le reste de sa vie, elle devrait s'en blâmer. Comme si le fait qu'elle ne soit pas sortie à sa recherche, elle précisément, la cible principale des provocations d'Olmo, avait été décisif pour la suite des évènements. Ou, enfin, ce qui ne s'est pas produit : lorsque, fatigués ou résignés, père et frères abandonnèrent finalement cet après-midi-là, ils n'ont pas vu, et ce n'était pas faute d'avoir attendu, la tête rousse émerger des branches ou de derrière un mur ou une porte.

   La première chose qu'ils pensèrent était qu'Olmo, cette fois-ci, avait changé les règles du jeu et qu'il n'apparaîtrait pas de lui-même avant d'être réellement découvert. Alors, ils redoublèrent de ruses et de génie. Mais le soleil se coucha derrière une colline et Olmo n'était pas encore revenu. En silence, ils mangèrent sur le pouce, autour de la table. Les petits dodelinaient de la tête de fatigue, dans leurs chaises, et on les mit au lit. Mais ni le père ni Ana ne se sont couchés. Avec des torches, ils ont parcouru les environs et plus loin, à travers les bois et sur les rives du lac, en l'appelant. L'aube les a trouvés sans forces mais sans la moindre intention de renoncer. Ils l'ont cherché sans ménager leurs efforts, parents et voisins, pendant des jours et des semaines, matins, après-midis et nuits. Quelqu'un a dit que les gitans l'avaient emmené. Ce fut la version que les générations suivantes ont retenue. C’est celle que j'avais entendue, enfant, dans la maison de l’oncle. Mais il est vrai, aussi, que nulle part le passage des gitans n'est mentionné durant ces années, dans cette région. 

   Ana ne s'est jamais pardonnée de sa disparition et, des années plus tard, elle l'attendait toujours. L'attente était devenue le centre de tout ce qu'il se passait. Elle ne pouvait se résigner à sa disparition, sans explication de sa perte. En chaque petit garçon qui croisait son chemin, elle pensait le reconnaître. Elle scrutait en chacun des traits ou des gestes que le temps, sans qu'elle s'en rende compte, avait effacé peu à peu de sa mémoire.

   Cinq ou six ans environ après l'évènement, les circonstances ont obligé la famille à émigrer. Il est probable que le futur président qui était le plus jeune de la fratrie, ait été conçu au cours de la longue traversée qui les a conduits, d'abord, des montagnes à la mer, puis dans le pays lointain où il est né, par bateau. Ce même pays dans lequel je suis née aussi.

   Le nouveau paysage, plus aride, avec une végétation rare et sans ormes, a peut-être favorisé l'oubli et on arrêta de parler de l'enfant disparu. Mais l’homme d’État se souvenait que sa mère avait insisté, malgré les protestations du père, pour planter un orme au milieu du patio et elle le soignait comme la prunelle de ses yeux. Au fil du temps, le cadet étudierait dans son ombre sans même soupçonner que, depuis ces branches, l'épiait l'enfant au regard brillant.

   Ils disent que, guidé par un rêve, l’oncle est retourné une fois au village dans les montagnes. Il y est retourné, pas "parti" car, bien qu'il n'y soit jamais allé auparavant, il connaissait cet endroit comme la paume de sa main. À force de sollicitations, il a finalement obtenu qu'on lui raconte ce qu'il a considéré comme la conclusion de l'histoire.

   Il semble qu'un jour, un homme aux cheveux de couleur de feu soit apparu au village, très semblable à l'autre, disaient les plus vieux, celui qui avait séduit la mère des jumeaux, antan. Mais, à la différence du premier, celui-ci avait l'air perdu dans ses rêves, avec une expression de douceur peu commune, sur le visage. Quelqu'un l'avait suivi et avait ainsi découvert qu'il vivait dans les arbres d'où il ne descendait qu'à de rares occasions, et qu'il aurait eu, avec une jeune demoiselle, un fils vivant maintenant au village mais qui irait, un jour, rejoindre son père dans les ormes.


(Traduction libre de Victor Khagan)

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