La Divine


On la prénomma Greta, comme sa grand-mère maternelle qui avait été ainsi appelée d’après la Divine. Son arrière-grand-père avait choisi le prénom de sa fille dans un accès d’éblouissement amoureux après avoir assisté à la projection de ‘Ninotchka’ dans une salle à Stockholm. Mais la petite Greta ne savait rien de tout cela. À vrai dire, elle n’avait même pas entendu parler de la Divine.
Tous les dimanches, lorsque la famille se rendait chez les grands-parents, la petite Greta était accueillie par la grande Greta, avec une immense tendresse. Mais l’enfant se dégageait vite de l’étreinte de sa grand-mère et courait vers la chambre qui avait été celle de sa maman, où elle pouvait se perdre, pendant des heures, dans le labyrinthe de ses jeux imaginaires. Dans la belle chambre, peinte en rose, il y avait non seulement la maison de poupées en bois, fabriquée par grand-père Henrik pour sa fille Mélina avant qu’elle ne devienne la mère de Greta, mais aussi le grand coffre aux trésors.
La petite adorait sortir tous les objets qui s’y trouvaient et les ranger selon des critères les plus variés. Les pièces de monnaie, par exemple, elle les classait selon ce qu’on pouvait voir côté face : des personnes, des animaux, des plantes, des paysages ou des dessins bizarres qu’elle n’était pas toujours sûre de comprendre. Elle préférait de loin celles des animaux mais il n’y en avait pas beaucoup. Les poupées, elle les rangeait par taille, de la plus petite à la plus grande, mais aussi par la couleur de leurs cheveux, de temps à autre, et alors, elle leur faisait des tresses.  Les voitures avec lesquels oncle Piet avait joué, elle les mettait par terre en dessinant des formes géométriques. Les crayons, marqueurs et autres étaient classés selon la grosseur. Et les petites pièces éparses dont elle n’arrivait pas à comprendre l’utilité, elle les mettait à part et inventait quelque chose avec.
Mais il y avait aussi, dans le coffre, une collection d’anciennes photos de stars du cinéma, que quelqu’un avait mise dans une boîte à chaussures. Greta les sortait et les regardait une à une, en prenant soin de ne pas les égratigner ni courber les coins. Elle ne savait pas qui étaient ces beaux hommes et ces femmes magnifiques qui posaient depuis belle lurette et de façon nonchalante dans ces clichés en noir et blanc.
Il devait y avoir une centaine de photos dans la boîte mais une seule parmi toutes lui faisait une forte impression : la tête appuyée sur un grand coussin en velours, une femme d’une beauté sans égale regardait vers le haut. Greta se demandait à quoi elle pouvait bien penser mais l’expression impénétrable de la dame restait toujours une énigme. Peut-être que la belle était comme elle, une penseuse qui ne pouvait pas arrêter de penser, qui réfléchissait du matin au soir au sens des choses…
La petite Greta ruminait beaucoup. Elle avait l’œil vif et l’air de comprendre tout ce qu’on lui expliquait mais elle ne s’exprimait guère que par de brèves phrases légèrement prétentieuses et ce seulement lorsqu’on lui adressait la parole.
Certains dimanches, Mélina et la Grande Greta se glissaient furtivement dans la chambre et la regardaient faire sans que l’enfant ne s’en aperçoive. Lorsque la maman la voyait si absorbée dans ces jeux étranges et solitaires, elle ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver un pincement au cœur, se demandant ce qu’avait sa fille.       
Pour ces raisons et d’autres, on avait consulté pas mal de médecins qui lui avaient fait passer des tas de tests pour arriver finalement à la conclusion qu’elle était probablement autiste. La mère avait pleuré toutes les larmes de son corps quand elle avait appris le diagnostic mais sa mère, la grand-mère de Greta, celle qui se prénommait aussi Greta, l’avait longuement consolée. « Ma chérie - lui avait-elle dit - ne t’en fais pas. Tu verras, elle trouvera son chemin. »
Quelque temps après, la petite commença l’école. Elle travaillait bien mais ne parlait point aux autres enfants. Les dimanches, elle allait toujours chez ses grands-parents. Un après-midi d’automne, un après-midi glacial où il faisait particulièrement sombre, Greta était comme d’habitude assise sur le lit en regardant le portrait de la belle pensive, lorsque la grand-mère rentra dans la pièce.
L’enfant sursauta quand elle la sentit s’asseoir à ses côtés et poser le bras autour de ses épaules.
-          Ma chérie, lui dit-elle, il ne faut avoir peur de moi. Qu’est-ce que tu regardes là ?
La petite tourna le visage vers sa grand-mère et ensuite vers la photo.
-          Tu sais qui c’est ?
Elle secoua la tête comme seule réponse.
-          Elle se prénommait Greta, comme toi et moi. Mais on l’appelait la Divine parce qu’elle était aussi belle qu’une déesse. Comme la plupart des hommes à cette époque, mon père était fou amoureux d’elle. Et c’est pour cela qu’il m’a appelée ainsi, en espérant que j’hérite de sa beauté avec le nom… Mais regarde ma tête de paysanne suédoise…
La petite ria en écoutant cette réflexion et la grand-mère en profita pour la serrer fort contre sa poitrine. Puis elle continua.
-          Tu sais ?  Elle n’a pas mal de choses en commun avec toi, je pense. Elle est née à Stockholm et elle parlait uniquement quand c’était absolument nécessaire…  Et malgré cela, elle est devenue une célébrité dans le monde entier.

Le regard de la petite Greta s’illumina. La phrase que la grand-mère venait de prononcer fit office de révélation pour elle. Tout à coup, elle comprit le lien mystérieux entre la belle pensive et le sens de sa vie.

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