L'Âge Obscur


« dans l’émotion lucide du retour à Buchenwald.
 Retour au seul lieu au monde que les deux
 totalitarismes du XXe siècle, le nazisme et le bolchevisme
(l’intégrisme islamique accomplira les ravages les plus massifs si nous
 n’y opposons pas une politique de réforme et de justice planétaire,
au XXIe) auront marqué ensemble de leur empreinte. »
Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, 1994.


Extrait d’un manuel d’Histoire destiné aux étudiants du secondaire issus d’une communauté de déplacés climatiques établie dans l’Oural au 26e siècle.

L’Âge Obscur ou Deuxième Moyen Âge se réfère à la période la plus sombre de l’Histoire européenne du 21e siècle, période durant laquelle la plupart des conquêtes sociales et politiques acquises avec tant d’efforts tout au long de presque deux siècles de luttes furent perdues ; d’abord, érodées peu à peu par le système néolibéral et puis, sous la domination islamique fondamentaliste.

Antécédents

Au début du 21e siècle, l’Europe constituait une unité économique et politique dont la capitale administrative était la ville de Bruxelles aujourd’hui disparue sous les eaux. Bien qu’un bien-être et une tranquillité apparents régnaient dans presque tous les pays [1] qui composaient la dite Union européenne, plusieurs facteurs laissaient supposer une menace au statu quo dans lequel sommeillait le vieux continent. A savoir :

  1. Le changement climatique [2] : phénomène planétaire aux conséquences que nous connaissons tous de nos jours mais dont l’existence était discutée à l’époque retardant indéfiniment les décisions politiques nécessaires pour y faire face avec le moindre coût possible en vies humaines. Beaucoup d’organisations non gouvernementales et de groupes de pression tentaient de conscientiser la population et surtout d’obliger les autorités à prendre des décisions fondamentales. Toutefois, l’énorme poids des intérêts économiques représenté par les dits « lobbys » des entreprises multinationales a empêché que des politiques adéquates à la situation soient menées à terme et à temps.
  2. Le néolibéralisme : système économique apparu au cours des dernières décades du 20e siècle dont le fondement était la liberté totale du marché boursier. Cela supposait que les lois qui gouvernaient les transactions spéculatives avaient priorité sur l’éthique, le bien-être de la population, les droits des travailleurs, les systèmes de santé et d’éducation, les politiques gouvernementales, etc. etc. Ce système, défendu à outrance par des soi-disant intellectuels universitaires et ensuite par des groupes patronaux qui se sont enrichis grâce à lui de manière exponentielle, a eu comme conséquence :
·        Crises financières périodiques qui provoquaient la fermeture d’usines et sources d’emploi avec les pertes conséquentes d’emploi,
·        L’augmentation des inégalités sociales, tant à l’intérieur des pays qu’au niveau international,
·        L’augmentation de la pauvreté à tel point que dans certaines régions de la planète régnaient la misère totale et la mort à bas âge de pourcentages élevés de la population à cause du manque d’eau, de la faim, des conditions insalubres,
·        Le transfert de l’autorité politique réelle des gouvernements nationaux à des groupes financiers multinationaux qui défendaient exclusivement leurs propres intérêts,
·        L’adaptation des systèmes éducatifs à la compétitivité professionnelle. En d’autres termes, comme le savoir était évalué uniquement de manière monétaire ou financière, le niveau d’éducation de la population a souffert d’un déclin flagrant.
  1. La mondialisation : concept créé vers 1990 [3] afin d’expliquer l’interdépendance économique et financière croissante entre les différents pays, comme conséquence des politiques néolibérales et des grandes avancées technologiques qui permettaient de communiquer instantanément avec n’importe quel endroit de la planète.
  2. Les avancées technologiques : bien que de nos jours cela nous semble incroyable, au début du 21e siècle, l’humanité a atteint un tel niveau d’avancée technologique qu’il était possible de disposer de tout type d’information grâce à un réseau virtuel dont les récepteurs étaient des ordinateurs individuels. Ces ordinateurs permettaient non seulement de recevoir mais également d’envoyer des informations et, par la même occasion, de communiquer avec n’importe quel autre endroit de la Terre et même de l’espace voisin. Paradoxalement, malgré l’accès quasiment illimité à l’information, le niveau culturel et éducationnel de la population a diminué de manière drastique. Ce phénomène, étudié par les philosophes des siècles postérieurs, est connu sous le nom de « pertes des références identitaires » et est dû en grande partie à la négligence des classes politiques qui ont supprimé des programmes scolaires l’étude de l’Histoire et de tout ce qui contribuait à la construction d’une identité, laissant les jeunes à la merci du marché qui ne pensait qu’à les avoir comme consommateurs. Face au manque de noyaux d’appartenance [4], la plus grande partie de la jeunesse se tourna soit vers la surconsommation démesurée, soit vers le fanatisme.
  3. Le fondamentalisme islamique : parmi les multiples courants de fanatiques, qu’ils soient religieux ou nationalistes, qui se sont multipliés depuis les années 1980, le fondamentalisme islamique joue un rôle prépondérant de par son influence et de par le nombre de personnes qu’il mobilisa. A partir de la révolution iranienne de 1979 au cours de laquelle un groupe de clercs musulmans chiites se sont appropriés l’autorité politique d’un pays en le soumettant à un régime obscurantiste pendant plus de 100 ans, l’influence d’un Islam activiste qui se revendique maître de la vérité absolue et par la même occasion s’estime être en droit de tout faire pour imposer sa religion, s’est étendue par le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe en utilisant, pour y arriver, tout type de moyens, de l’endoctrinement dans les écoles coraniques jusqu’au terrorisme.
Le fondamentalisme islamique rendait propice une forme de vie basée sur le respect de préceptes religieux dans tous les domaines de la vie privée : le soin du corps, la sexualité, l’alimentation, l’éducation, les loisirs, … Le non-respect des normes impliquait souvent des punitions exemplaires pour la communauté, la lapidation pour adultère étant par exemple une pratique courante. Dans tous les cas, l’application de la loi islamique entrainait une restriction quasiment totale de la liberté des femmes, qui devaient se couvrir la tête pour sortir dans la rue et obéir aveuglément à l’homme de la maison, qu’il soit le mari, le frère ou le fils.
Il est interpellant de voir qu’au début du 21e siècle, de nombreuses femmes éduquées dans la société européenne laïque décidèrent de se convertir à l’Islam et adoptèrent le code vestimentaire propre au mouvement religieux. Ce phénomène s’explique, au moins partiellement, par la perte de références identitaires mentionnée ci-dessus.
  1. Le Schisme Catholique : le catholicisme, religion prépondérante pendant deux millénaires, dut faire face à la plus profonde crise de son histoire. Déjà affaiblie par le pouvoir politique et le manque de conséquence entre les enseignements de son chef spirituel, Jésus-Christ, et le fonctionnement constitutionnel, elle fut secouée par divers scandales successifs de pédophilie qui amenèrent des centaines de milliers de personnes à abandonner leur foi. Le Pape Benoît XVI, personnage controversé dû à ses relations avec le nazisme [5] dans sa jeunesse, fut le dernier de l’Eglise Catholique Apostolique Romaine dans sa totalité. Son successeur au Vatican, Benoît XVII, fut le chef de moins de quarante pour cent de fidèles. Parmi ceux qui n’abandonnèrent pas le catholicisme et ceux qui ne se convertirent pas à l’Islam, deux grands groupes se sont formés : les « adeptes de Pierre », avec leur siège au Guatemala, et les « latinistes » avec leur siège à Cracovie.
  2. Le politiquement correct : créé avec de bonnes intentions de protéger de la discrimination les « minorités » considérées faibles dans une société (femmes, personnes de croyances religieuses ou ethnies minoritaires, homosexuels, invalides, personnes âgées, etc.), ce concept, qui domina la vie politique européenne de la fin du 20e siècle et du début du 21e, s’est dénaturé pour ne devenir qu’une question de langage, l’emploi d’euphémismes pour nommer des réalités trop dures qu’il convenait de cacher, un système de fonctionnement qui permettait, sous un masque progressiste, de maintenir le statu quo. En somme, un concept paralysant, une manière parfaite de freiner les changements, d’empêcher les décisions politiques nécessaires pour faire face aux problèmes réels. Ainsi, pendant qu’au nom du politiquement correct, aucune limite n’ait été mise, par exemple, à l’expansion des extrémistes par peur de ternir une image de gouvernements respectueux des minorités, l’éloignement ou la manipulation de l’information rendait invisible la souffrance ou la mort de centaines de milliers de personnes quand elles essayaient de passer les frontières de l’Union Européenne à la recherche d’une vie meilleure, ou à cause de la faim en Afrique, ou à cause du changement climatique à n’importe quel endroit de la planète.

Evènements déclencheurs


Vers 2040, la majorité de la population des grandes villes européennes, comme Paris, Londres ou Bruxelles, était musulmane. Les imams des mosquées prêchaient pour l’instauration d’un Etat islamique.
Divers partis politiques qui revendiquaient cette aspiration virent le jour.
Simultanément, la population non musulmane se tourna massivement vers les partis traditionnellement de droite ou d’extrême droite dont le principal objectif politique était d’en finir, d’une manière ou d’une autre, avec l’influence islamique.
La tension entre les deux communautés grandit à tel point que de grands affrontements de rue eurent lieu dans toutes les capitales. L’un des plus sanglants fut sans aucun doute celui qui se déroula en septembre 2042 devant la Basilique de Koekelberg (Bruxelles) lorsqu’un groupe d’islamistes armés de couteaux, de cocktails Molotov et autres explosifs voulut s’emparer de l’édifice pour le transformer en mosquée et les catholiques de l’endroit le défendirent avec des pistolets et des couteaux de cuisine. La bataille dura trois jours et eut comme conséquence mil cinq cent quatre-vingt morts et la destruction partielle de la basilique dont la coupole est encore visible aujourd’hui sortant des eaux comme un îlot, étant donné qu’elle était construite sur l’un des points les plus élevés de la ville et avait en plus des proportions gigantesques (elle était la troisième du monde en taille).
Les élections municipales de 2043 à Bruxelles et 2044 à Paris ainsi qu’à Londres ont successivement donné victoire aux partis fondamentalistes dont la première mesure fut de remplacer le code civil par la charia.

L’Âge Obscur (2043-2121)

La victoire des partis fondamentalistes détermine le début de cette période. Sous la charia, non seulement tout le monde dut ajuster ses habitudes alimentaires et vestimentaires à ce qui est établi par l’autorité, mais aussi la majorité des filles arrêtèrent l’école, tous les temples appartenant à d’autres religions furent fermés et / ou détruits, le divorce et l’avortement furent interdits, une commission de censure fut créée afin de contrôler les moyens de communication, l’accès à l’information par internet ou autres moyens fut énormément limité, tous ceux qui osèrent propager des idées en désaccord avec le régime furent emprisonnés et des tribunaux de quartier furent instaurés pour juger les attitudes considérées immorales des voisins.
Les non musulmans furent obligés de se convertir ou de partir en exil.
Les musulmans modérés qui au début célébraient avec euphorie l’avènement du gouvernement islamique, comprirent peu à peu ce que signifiait la répression des libertés fondamentales. Il fallut cependant attendre beaucoup de temps pour voir une opposition s’organiser. Deux générations entières vécurent quasiment toute leur vie soumises à l’ignorance et la peur, menacées non seulement par l’arbitraire politique mais également par les catastrophes climatiques contre lesquelles personne ne fit rien, bien qu’elles furent plus nombreuses et dévastaient le continent.
Les historiens font terminer cette période en 2121, année au cours de laquelle apparaît dans le paysage sociopolitique européen une figure singulière, un chef à la fois spirituel et politique de qualités humaines et éthiques irréprochables, un jeune qui venait de l’exil et se faisait appeler Mohandas Karamchand en mémoire à Mahatma Gandhi. Ce fut lui et surtout l’espoir éveillé par son engagement qui ouvrirent la voie vers la construction d’un modèle plus juste et respectueux de tous les êtres vivants.

Activités d’investigation et de réflexion

1. Approfondis tes connaissances des différents phénomènes mentionnés ci-dessus comme antécédents de l’Âge Obscur. 
Cherche des livres, revues, documentaires, films, etc. et compare l’information qu’ils te donnent avec celle du Manuel. Si elles ne coïncident pas, demande-toi pourquoi. Réfléchis aux idéologies, subjectivité et perspective historique.
2. Informe-toi sur le Moyen Âge et compare-le avec l’Âge Obscur. Signale les points communs et les différences.
3. Recherche qui est Mahatma Gandhi et compare-le avec le chef politique Mohandas Karamchand.

Activités d’imagination


-Théâtralisation (à faire en classe)
Imagine que tu es un habitant de Bruxelles au début du 21e siècle. Prend en compte le contexte politique de la manière la plus complète possible. Le professeur te fera choisir entre divers rôles : un(e) jeune consommateur (trice), un (e) jeune fondamentaliste, un (e) lobbyiste, un (e) fonctionnaire européen (ne), un (e) entrepreneur (se) néolibéral (e), etc. (le professeur peut ajouter des rôles selon le nombre d’étudiants)
La représentation se fera en deux temps : dans un premier temps, il faudra essayer de calquer la situation historique de la manière la plus fidèle possible. Ensuite, un débat sera favorisé et dans un deuxième temps, les dialogues tendront à trouver des alternatives qui auraient pu empêcher l’avènement de l’Âge Obscur.

[1] Aux 19e et 20e siècles, on appelait pays ou nation une unité territoriale avec une population dont l’identité était donnée par l’appartenance à ce lieu, et qui était gouvernée par un président, premier ministre et / ou roi qui la représentait au niveau international. Il y avait des pays jusqu’à la fin du 21e siècle, mais au cours des dernières décades, leurs gouvernements conservaient seulement une autorité nominale.
[2] Pour une vision complète de ce phénomène, voir le chapitre précédent.
[3] Voir Fin de la Guerre Froide et Chute du Communisme, chapitre 3.
[4] Rappelons-nous que l’institution familiale souffrait également d’une profonde crise.
[5] Voir Guerres Mondiales, chapitre 2.


Traduit de l’espagnol par Vanessa Bigonzi

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